| François Dosse Pierre Nora - Homo historicus Perrin 2011 / 27 € - 176.85 ffr. / 657 pages ISBN : 978-2-262-03379-8 FORMAT : 15,5cm x 24,1cm
L'auteur du compte rendu : Antoine Broussy est agrégé d'histoire, enseigne au lycée et
achève une thèse sur l'histoire de la Révolution en Suisse. Imprimer
En donnant à lire cette biographie de Pierre Nora, cest un beau «pari biographique» que réussit François Dosse. Sans verser dans la complaisance hagiographique, et ce malgré lempathie visible quil éprouve pour son sujet, François Dosse livre une belle étude où se mêlent à la fois lhistoriographie, lhistoire sociale et lhistoire des idées : autant de domaines qui sont ceux de prédilection de lauteur.
A la manière du diamantaire, François Dosse sest appliqué à polir les multiples facettes de lactivité et de la personnalité de Pierre Nora en suivant une approche à la fois chronologique et thématique qui insiste tour à tour sur les grands moments qui ont marqué et façonné le parcours de cet intellectuel incontournable. Ainsi mis en lumière, ce dernier reste bien le sujet de létude et non le prétexte à une simple histoire intellectuelle de la seconde moitié du XXe siècle. Tout lintérêt de cette biographie est en effet dintroduire le lecteur dans le clair-obscur de ce que chaque vie comporte, et de révéler, chez Pierre Nora, lentrelacs des motifs de lhomme privé et de lhomme public dans la constitution dune entreprise intellectuelle dont laboutissement se situe tout à la fois dans son travail dédition rigoureux, la réalisation des Lieux de mémoires et sa participation aux débats de son temps.
Comme au théâtre dombres qui laisse toute sa place au suggestif, François Dosse nous guide délicatement dans lintimité de son sujet, jalonnant le chemin des repères qui aident à mieux comprendre certains choix de lhomme public. Il éclaire ainsi avec pudeur lenfance juive durant la Seconde Guerre mondiale, ses traces, et le rapport de Pierre Nora à sa judéité qui, tout en étant assumée, sexprime discrètement mais toujours dans le refus de postures communautaristes (p.264). On découvre les fêlures nées des échecs répétés aux concours, on suit les amours qui se nouent et se dénouent, les amitiés qui se créent et qui, parfois, se brisent. Il y a de belles pages sur le jeune Nora dans le Paris des années 1940-1950, le premier poste denseignement à Oran, les voyages aux Etats-Unis et en Asie. Lintime, cest aussi la vocation littéraire rentrée de Pierre Nora, sensibilité peut-être indispensable au bon éditeur, comme il lévoque lui-même à propos de Philippe Garcin (p.61). Cest dans cette tâche que Pierre Nora apparaît comme un homme de lombre. Ses talents, son intuition et, selon les circonstances, sa pugnacité lui ont en effet permis de réaliser de beaux succès dédition, influençant la carrière de nombre de ses auteurs. Les pages consacrées à Pierre Nora éditeur nous conduisent par ailleurs dans lenvers du décor, révélant, pour les profanes, les secrets de fabrication dun livre, les guerres intestines dans la maison Gallimard et surtout la puissance des réseaux. A ce titre, Pierre Nora ne déroge pas, activant très largement les siens, tout autant pour publier des auteurs que pour les défendre. De cette pratique, on devine toute linfluence dun homme situé au cur du microcosme parisien, sachant user de leviers au plus haut niveau.
Toutefois, il est bien impossible de résumer Pierre Nora à ces facettes. Éditeur, historien, enseignant, intellectuel engagé au service du débat contradictoire, il sest placé, plus quà son tour, sous la lumière. A travers ses collections, il a en effet accompagné lessor des sciences humaines à partir des années 1960, orientant de façon décisive leur renouvellement notamment dans le domaine historique. Ses collections «Archives» et «Témoins» manifestent une attention aux sources, matériau le plus apte à mettre en contact le passé avec le présent tout en ouvrant la porte de latelier de lhistorien. La «Bibliothèque des sciences humaines», dans le contexte dapogée structuraliste, rapproche des disciplines autrefois éloignées les unes des autres, favorisant ainsi les transferts conceptuels et méthodologiques entre lhistoire, lanthropologie et la sociologie. La «Bibliothèques des histoires» incarne, par le pluriel du titre, le basculement dune histoire conçue comme porteuse dun sens en voie daccomplissement, vers une histoire éclatée, aux objets détudes multipliés et donnant la parole à de nouveaux sujets historiques. Pierre Nora a aussi contribué au retour de lévénement et du politique qui avaient été mis sous le boisseau par lécole des Annales.
Mais le maître uvre de Pierre Nora est sans aucun doute lentreprise des Lieux de mémoires dont les sept volumes signent laboutissement dun travail mené depuis 1975, lorsque élu directeur de recherche à lEHESS, il souhaite en effet «étudier le poids du passé sur le présent». Ces Lieux, il entend les interroger dans leurs aspects matériels, symboliques et fonctionnels. Il cherche ainsi à comprendre comment ces derniers sont devenus le réceptacle dune mémoire construite dans le temps dont il est possible de faire lhistoire. Il propose ainsi une nouvelle manière décrire lhistoire en déconstruisant les strates sédimentaires mémorielles qui recouvrent un événement et qui renseignent, chacune, sur le présent auquel elles appartiennent. Entreprise féconde au point quelle essaime à létranger (parfois suivant des optiques nationales inattendues), suscite de nouvelles perspectives danalyse historique mais aussi des critiques assez vives.
Historien donc, mais aussi intellectuel engagé dans la cité par lentremise du Débat, revue quil dirige depuis 1980 avec Marcel Gauchet et Krzysztov Pomian. Judicieusement abordé à la fin du livre, il semble que Le Débat soit le lieu de la synthèse pour Pierre Nora. On retrouve en effet dans les engagements éditoriaux de la revue les traces de son identité, agencées tout au long de louvrage. Le choix de sortir des catéchismes intellectuels et politiques reflète, entre autres, le positionnement toujours en décalage de Pierre Nora, jamais complètement éditeur, jamais complètement universitaire, ni totalement littéraire, ni totalement historien, en revanche toujours disponible et ouvert à de nouveaux projets. Dans les sujets évoqués, une trame fondamentale se dessine : celle dun attachement profond à la défense des libertés et à la construction dun savoir fondé sur la raison, la pluralité des points de vue et la rigueur scientifique.
A ce compte-là, perce donc le portrait dun homme exigeant pour lui-même, comme pour ses collaborateurs, en proie au doute intellectuel mais qui, dans le même temps, «ne se laisse que très peu influencer» (Jacques Le Goff, p.235), dur pour certains, dune grande gentillesse pour dautres, mais doté enfin, de laveu général, dune grande probité. Et cest tout le mérite de François Dosse davoir su bâtir un bel écrin pour retracer la trajectoire de cet «homme des Lumières» (Philippe Sollers, p.441), sans aucun doute une figure de «lhonnête homme».
Antoine Broussy ( Mis en ligne le 26/04/2011 ) Imprimer
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