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Des limites du mélange des genres | | | Stevenson Annick Blanche Meyer et Jean Giono Actes Sud - Un endroit où aller 2007 / 21.80 € - 142.79 ffr. / 249 pages ISBN : 978-2-7427-6813-4 FORMAT : 10,0cm x 19,0cm
L'auteur du compte rendu : Alain Romestaing est Maître de Conférences en Littérature française à lIUT de lUniversité Paris Descartes. Sa thèse, soutenue à La SorbonneParis IV, traite du corps dans lensemble de l'uvre de Jean Giono. Il est membre de lUnité Mixte de Recherche 7171, «écritures de la modernité», CNRSParis III. Imprimer
Le mérite essentiel du Blanche Meyer et Jean Giono dAnnick Stevenson, journaliste pour Le Progrès après lavoir été longtemps pour les Nations Unies, est dattirer lattention sur les innombrables lettres écrites par Jean Giono à Blanche Meyer, magnifique jeune femme orgueilleusement décalée de par ses goûts vestimentaires et littéraires dans le Manosque du début du XXe siècle, mais parfaitement à sa place dans le cur du romancier. A linvitation du fondateur des éditions dActes Sud, Hubert Nyssen, qui avait déjà mené une «Enquête sur trois mille pages de Giono soustraites à lédition» (Communication à lAcadémie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2004), Annick Stevenson tente de démontrer que cest également au cur de luvre, à partir de Pour saluer Melville (rédigé en 1939-1940), quil faudrait placer cette mystérieuse muse. Mais la démonstration pâtit dune insuffisante rigueur critique.
Outre la bibliographie gionienne, louvrage exploite essentiellement les Mémoires de Blanche Meyer confiés à la journaliste «comme on confie un trésor» par Jolaine Meyer, la fille de Blanche : «Deux cent quarante-sept pages au total, rédigées dun trait, à la main, à la veille de sa mort, par Blanche, quelle titra Le Giono que jai connu, et que sa fille tenta en vain de faire publier. Les Mémoires furent en effet refusés à lédition (
), les ayant droit de lécrivain sétant opposés à la publication des très nombreux extraits de lettres adressées par Jean Giono à Blanche dont ils étaient largement parsemés. Bien évidemment, dépouillé de ces extraits, cet incroyable, ce bouleversant récit devenait impubliable en tant que tel» (p.22). Sur le fond, cette correspondance riche de trois mille trois cents feuillets et sétalant sur presque trente cinq ans (mais amputée des lettres de Blanche Meyer à Jean Giono qui les fit détruire) parait en effet éminemment précieuse car elle offre des clés de compréhension du passage de la «première manière» de Giono, centrée sur les rapports de lhomme avec la nature, à la «seconde manière», fécondée par linfluence de Stendhal et conférant aux sentiments un pouvoir déterminant. «Ces lettres sont essentielles pour une juste compréhension de luvre de Giono à partir de lannée 1939, et en fait, sans elles, une bonne partie de cette uvre paraît inutilement obscure» (p.107) affirme Patricia Le Page (citée par Annick Stevenson) qui a soutenu à lUniversité du Maryland, en 2004, une thèse intitulée Space of passion : the love letters of Jean Giono to Blanche Meyer. Laffirmation mérite dêtre examinée avec sérieux.
Mais la motivation profonde dAnnick Stevenson qui épouse ainsi le combat de Jolaine Meyer est dun autre ordre : il sagit pour elle de réparer le préjudice subi par une femme enfermée dans le silence, de rendre présente une absente aussi absolue, mais à son corps défendant, que lAbsente de LIris de Suse, de dépeindre une femme à laquelle elle sidentifie et qui la fascine par son élégance, son indépendance, sa force. On peut regretter quelle sy emploie en cédant à un lyrisme un peu convenu («Jimagine ses pleurs si elle lapprenait [la transformation de la maison de Blanche en Centre Jean-Giono]. Je crois voir ce chagrin qui gonfle (
) Mais les fantômes pleurent-ils ? Il ny a que moi pour verser une larme», p.63) ainsi quà des naïvetés sentimentales et théoriques («Les mains frémissent encore alors quelle tente dincruster dans lodyssée de sa vie la reconstitution aussi fidèle que possible des événements. Dun ton qui ne laisse aucun doute sur sa sincérité, lautobiographe, abordant le virage avec courage, reprend le fil du récit», p.123).
Il semblerait donc que rien nait été écrit sur la complexité de lentreprise autobiographique et que lémotion et la rapidité suffiraient à garantir la sincérité (?) de lécriture, les Mémoires de Blanche constituant forcément «un document original, authentique et unique» puisque écrits «dun trait», tandis que lécrivain peut prendre «le temps de la falsification» (p.188) ! Et lon oscille ainsi entre de vagues notions dauthenticité, de sincérité, de vérité et surtout entre explications de texte (dont certaines sont convaincantes) et revendications de subjectivité, de partialité, voire dune curiosité «futile» : «Il manque surtout beaucoup de ces moments de fantaisies,de petites folies, de caprices, dans les souvenirs inachevés et inédits (
) Allant au plus pressé, nayant pas eu le temps, la mort approchant, dachever luvre devenue soudain essentielle, elle na pas eu le luxe de la retouche, du complément, de lillustration, du superfétatoire. Celui que linconvenante lectrice attend. Le lecteur aussi sans doute, sinon quel intérêt de lire un portrait de femme ?» (p.214) Il est heureux quun homme nait pas écrit ces lignes
Mais ce qui est moins heureux, cest le mélange des genres et surtout la confusion des objectifs de louvrage. On peut certes, comme le fait Annick Stevenson, toute à sa fascination pour son héroïne, délaisser par moments luvre gionienne et senthousiasmer plutôt pour lhistoire damour, ce qui produit une entreprise textuelle composite : «Tant de missives de lui à elle marquées à la chaux vive, le matériau à partir duquel il façonne son monde, leur monde, qui me brûlent les parcourant, me jettent corps et âme entre eux deux, réduite au rôle peu rutilant de la voyeuse. Mais «voyeuse» sonne trop mal au féminin. Mieux vaut en rire, en faire un jeu, et sinterposer plutôt comme complice, photographe, scribe, chroniqueuse, calligraphe, portraitiste. Mais pas biographe. Non, surtout pas biographe. Alors tout est permis» (p.90).
En revanche, ce «tout est permis» est un peu facile, pour ne pas dire plus, quand lauteur «joue» aussi à remettre régulièrement en cause les biographes gioniens et à accuser lAssociation des Amis de Jean Giono davoir, en 1995, «atrophié, blanchi de toute mention de la femme aimée, réécrit même partiellement» les carnets rédigés par Giono lors de sa captivité en 1944 à Saint-Vincent-les-Forts et confiés à sa sortie de prison à Blanche Meyer, puis vendus par celle-ci en 1972. Laccusation est grave et aurait mérité beaucoup plus de détails que ne le permet le genre de lessai qui tourne soudain au pamphlet. Il reste à espérer des travaux dune nature plus scientifique (ou simplement plus journalistique
) pour rendre vraiment justice et à Blanche Meyer et à luvre de Jean Giono, et pour ne pas, en outre, allègrement transformer des éclairages biographiques en sens ultime dune uvre.
Hubert Nyssen, dans ses Carnets en ligne sur son site personnel, écrit à propos du travail universitaire de Patricia Le Page quil est «déçu qu'elle n'ait pas mis en lumière le rôle de cette Blanche Meyer avec l'apparition de laquelle Giono entre dans la période stendhalienne de son uvre». Le travail dAnnick Stevenson ne nous paraît pas tout à fait satisfaisant non plus. Mais les lettres déposées à la bibliothèque Beinecke de lUniversité de Yale avec lensemble de la «Collection Jean Giono de Blanche Meyer, 1938-1974» brillent désormais dun incontestable éclat
Alain Romestaing ( Mis en ligne le 13/07/2007 ) Imprimer | | |