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Philosophie |
| Nanine Charbonnel Philosophie de Rousseau - Coffret en 3 Volumes Aréopage - Penser ! 2006 / 49 € - 320.95 ffr. / 855 pages ISBN : 2-908340-58-5 FORMAT : 16,0cm x 22,5cm
- Tome 1, Comment on paie ses dettes quand on est un génie
- Tome 2, A sa place ; Déposition du christianisme
- Tome 3, logique du naturel
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000). Imprimer
On croyait que tout avait été dit sur la philosophie de Rousseau. Le livre-événement de Nanine Charbonnel, en trois volumes, démontre le contraire. Ce livre renverse les commentaires antérieurs, procède à une «déconstruction» qui prend le contre-pied de Derrida. Son originalité tient à un principe dinterprétation, fondé sur une théorie du langage. En résumé, le discours de Rousseau obéit à un régime de métaphoricité généralisée, où le figuré est pris indûment au propre, doù un fonctionnement qui perturbe toutes les classifications dans lhistoire des idées et qui brouille les frontières entre philosophie et littérature. Cette dérégulation sémantique des mécanismes rhétoriques exprime le fond dune doctrine qui condamne la représentation, le redoublement, la contrefaçon, loutrage fait à lidentité du «un», et qui cherche à retrouver le propre derrière les médiations corruptrices : le propre, cest-à-dire «le prédicable», «lexclusif», «lapproprié», «le non déplacé», «loriginal» (t.2, p.91). Désir de transparence, désir den finir avec les signes à découvrir quelque part, lesprit mal tourné, les malentendus, les doubles sens ; cette ligne directrice conduit Rousseau à homogénéiser : plus de différence, partant, plus de confusion. «La nouvelle conception du naturel, cest le Signe sans déperdition, le message qui se confond avec la chose même» (t.3, p.195).
Si Rousseau a entraîné la modernité dans ce jeu étrange, dont la psychanalyse a fait plus tard son profit, linspiration remonte à la théologie chrétienne et à la métaphysique (malebranchiste notamment). Il est impossible de restituer en quelques lignes la richesse et la précision des très denses analyses, qui raviront théologiens et philosophes, autour du corps mystique, de leucharistie ou de luni-trinité, analyses nourries dune érudition puisée jusque dans les archives calvinistes de Genève. Le nouvel Evangile réclamait une nouvelle exégèse, soit une déconstruction du christianisme pris non pas comme parangon du monothéisme, mais comme une doctrine originale, puissamment rhétorique parce que centrée sur «la Figure faite homme». En résumé, lIncarnation chrétienne nest pas essentiellement animation dun corps par une âme, ni essentiellement lien vertical entre hétérogènes (comme un dieu grec apparaissant sous les traits dun berger), mais assure un lien entre homogènes : le Verbe devient véritablement homme, il appartient à lhumanité. Rousseau nopère pas différemment lorsquil confère aux figures topiques (métaphore, synecdoque, hyperbole, oxymore) une dimension ontologique : «chacune des grandes figures de rhétorique dont nous donnons létonnant devenir-principe logique chez Rousseau se trouve utilisée ainsi pour résoudre de graves distorsions, apories, échecs, au travail depuis plusieurs siècles dans les grands mécanismes logico-anthropologiques» (t.2, p.88). Finalement, N. Charbonnel dévoile un processus de «sécularisation» par transfert du sacré qui sachève dans la définition nouvelle de lhomme prenant la place de Dieu «seul en son genre».
Contrairement à dautres grilles de lecture qui ont tendance à écraser les nuances (voir certaines applications du structuralisme aux études littéraires), celle-ci les révèle au contraire, et les réinstalle dans une cohérence densemble : LEmile, le Contrat social et La Nouvelle Héloïse obéissent à une même logique, sinscrivent pareillement dans une métaphysique du «propre à soi». Le classement des productions de Rousseau en rubriques disciplinaires (philosophie de léducation, philosophie politique etc.) vole en éclats et le croisement des textes (agrémenté de tableaux synoptiques) peut enfin dévoiler lintérêt philosophique déléments apparemment anecdotiques et généralement passés sous silence (par exemple, la bonne duperie sur le vin dans La Nouvelle Héloïse ou le don des pommes aux petits savoyards dans la Neuvième Rêverie). Et cela, sans faire non plus violence à lunité organique des textes.
De ce déverrouillage émerge une vision de luvre nouvelle et provocante. Le précurseur politique est démystifié : «Placer Rousseau dans le mouvement des droits démocratiques de lhomme, cest confondre subjectivité et individualité, et confondre droits de lhomme et droits de lEtat [
]» (t.3, p.144). En effet, pour Rousseau cest la présence de lautre qui est le mal, et tout lien social est assujettissement. Le contrat social prohibe en réalité les relations entre individus au bénéfice du seul rapport du tout à la partie. Contre les lectures «humanistes» qui en font un représentant de luniversalisme, les citations nous rappellent que le philosophe de Genève déplorait la confusion des sexes, des nations, des vocations. Le lecteur découvre un Rousseau obsédé par le problème des places, de loccupation, de la substitution, de «la mise à la place de» : si la justice consiste à donner à chacun sa place, il sagit tout autant de faire en sorte que chacun soit à sa place.
Quand toute monnaie est fausse, il ny a plus de fausse monnaie : ce passage à la limite, «révolutionnaire» (au sens propre), pourrait bien nous donner la clef de certains comportements extrémistes, et ce nest pas pour rien que N. Charbonnel insiste tant sur lidée récurrente de Rousseau, commune à certains mouvements dextrême gauche, selon laquelle le mal a son remède en lui-même (dans linversion, la répétition, lexcès). Le lecteur saisit comment le déraillement sémantique constitutif de cette uvre ouvre la voie à la modernité : le meilleur dune créativité nouvelle, le pire de nouvelles idéologies ou religions pseudo-scientifiques. Mais N. Charbonnel évite tout simplisme : Rousseau nest pas tant linspirateur des totalitarismes et des idéologies identitaires (centrées sur lorigine, la pureté, le «propre») quune clef de lecture possible pour comprendre leur fonctionnement. Il est vrai quelle insiste plutôt, dans la conclusion, sur le pire. A cet égard, on peut se demander si lindividualisme anthropologique de Rousseau nest pas le rempart le plus ferme contre la tendance fusionnelle de la gestion des masses dans les régimes totalitaires (qui respectent le «propre» de la race ou de la classe, mais non de lindividu !), ce qui interdirait par avance toute filiation possible. A contrario, ce même individualisme, étranger à lindividualisme démocratique, intersubjectif et communicationnel, interdirait symétriquement de tenir Rousseau pour lannonciateur de lanti-totalitarisme.
Dans ces trois volumes, N. Charbonnel nous livre donc à la fois une théorie du christianisme centrée sur la christologie, une lecture fine et globale de luvre de Rousseau, dans sa transversalité thématique, et une piste de recherche pour une exégèse de la modernité. Lentreprise est pour le moins ambitieuse et il fallait se doter dun puissant schéma interprétatif pour se mesurer à un objet de cette ampleur : car cest un large pan de lhistoire des idées qui est finalement revisité sous langle de cette «rhétorique transcendantale» (t.1, p.49).
Cet ouvrage décapant népargne pas les devanciers (à lexception de Michel Serres et René Girard). La théorie critique du langage qui sert de principe dinterprétation peut évoquer laccent déconstructiviste de Derrida et Paul de Man, mais N. Charbonnel prend soin, lorsquelle côtoie ces derniers, de les critiquer ; cest que, selon elle, ces commentateurs fascinés par leur objet sont tombés dans le piège : comme Nietzsche, Freud, Blanchot et Lacan, ils postulent que «tout langage est figuré», doù une critique finalement consonante, là où lon attendrait un maximum de distanciation. «En fait, de Man identifie (dans le sillage de Rousseau) le mécanisme du concept avec le mécanisme (raté du point de vue rhétorique) de la prise-au-propre indue de la métaphore. Dès lors, il sapproche tout près des bons problèmes, saisissant comme personne avant lui les parallélismes du prétendument conceptuel et du prétendument littéraire chez Rousseau ; mais cest au prix de la perpétuation des erreurs théoriques mêmes de celui-ci dune part, et dautre part de la non-compréhension de lensemble de son uvre, car Rousseau nen reste pas à cette théorisation, il fait dans son uvre quelque chose de tout à fait nouveau : unir ce prétendu concept et cette prétendue métaphore à un amalgame inouï, le "par-delà conceptuel et métaphorique" que sont ses idéologèmes» (t.2, p.94). Tout le projet de N. Charbonnel pourrait donc se résumer à cette problématique : après Rousseau, comment nous défaire de lui ?
On peut supposer quune interprétation aussi audacieuse, foisonnante et bien menée fera date dans lhistoire de «lhistoire des idées». Est-elle pertinente ? La communauté savante en jugera et lon peut sattendre à des débats sil reste quelque vitalité dans le monde universitaire. Le projet ressemble à un pari. A priori, une entreprise aussi systématique, rigoureuse, englobante, ou bien explique tout (et supplante les lectures rivales) ou bien nexplique rien (ou apporte peu, comme ces exercices littéraires pour khâgneux).
Sachant que N. Charbonnel prépare actuellement une suite consacrée au XIXe siècle, donc à lâge protohistorique des sciences humaines, on sinterroge sur la place de lanalogie dans son dispositif explicatif. La notion de figure et de figuré, comme «présence sensorielle», «incarnation dune idée» ou «message transporté», nest pas superposable à lanalogie, comme identité de rapports (a est à b ce que c est à d). Lanalogie, dont le principe est formulé chez Aristote (largement absent du livre) nest pas automatiquement suspecte, car elle peut servir doutil heuristique notamment lorsquune science naissante a besoin de sappuyer sur des concepts déjà en usage, lessentiel étant de définir les conditions de son maniement et la portée de son utilisation. Il faudrait, de ce point de vue, tracer la ligne qui sépare les analogies sauvages, abusives, idéologiquement récupérables et les méthodes analogiques scientifiquement contrôlées. Cette ligne de partage, souvent difficile à établir (chez les premiers sociologues notamment) est-elle sensible dès le XVIIIe siècle ? Le parti pris, imposé par Rousseau lui-même, de ne pas dissocier fiction et épistémologie, déjoue par avance toute possibilité de trancher, mais la question pourrait se poser pour dautres auteurs ou pour des champs du savoir plus clairement identifiables. Pour une réponse, on patientera jusquà la prochaine «somme», qui risque bien de renouveler notre vision du XIXe siècle.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 01/09/2006 ) Imprimer
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