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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Portrait cubiste d'un dictateur | | | Didier Musiedlak Mussolini Presses de Sciences Po - Références/Facettes 2005 / 17 € - 111.35 ffr. / 436 pages ISBN : 2-7246-0806-2 FORMAT : 13x19 cm
L'auteur du compte rendu : Raphaël Muller, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, est allocataire-moniteur en histoire contemporaine à l'université de Paris I. Imprimer
Attendu avec impatience, Mussolini de Didier Musiedlak, publié dans la collection «Références/Facettes» des Presses de Sciences-Po, ne déçoit pas.
Lenjeu était pourtant de taille, car il nest pas facile dinnover, de faire preuve doriginalité face à un monument aussi fréquenté par les historiens que le Duce du fascisme. En effet, si la bibliographie italienne est bien évidemment imposante (Renzo de Felice), le sujet a également inspiré les chercheurs anglo-saxons et même français. De plus, des traductions ou rééditions récentes permettent aujourdhui davoir accès, en français, à des sources aussi importantes que Naissance du fascisme dAngelo Tasca (Gallimard, 2004) ou aux essais interprétatifs dEmilio Gentile ou Salvatore Lupo.
Fidèle à lesprit original de la collection, louvrage de Didier Musiedlak se caractérise tout dabord par une véritable «déconstruction». Là où Pierre Milza avait proposé chez Fayard en 1999 une volumineuse narration chronologique, cédant fréquemment à la tentation anecdotique, Didier Musiedlak, professeur dhistoire contemporaine à lUniversité Paris X, a opté pour un ton délibérément analytique et critique : on est bien loin ici du récit de vie qui constitue la forme traditionnelle du genre biographique.
Lauteur préfère consacrer toute son attention à la formulation et au traitement de trois problèmes distincts : quels discours la figure de Mussolini a-t-elle suscités ? Quelle a été la formation culturelle et intellectuelle du Duce ? Et enfin, quelle était sa place au sein de ce système en évolution constante quétait lo stato fascista, lEtat fasciste? Cest à la première interrogation quest consacrée la première partie, sous le titre «Mussolini imaginaire», alors que les deux autres sont traitées dans une seconde partie, plus ample, intitulée «Le chef du fascisme».
Les 170 premières pages de louvrage portent sur les discours suscités par la figure de Mussolini. Plus quune synthèse bibliographique, il sagit dune analyse de sources, car Didier Musiedlak sintéresse avant tout aux images en circulation du vivant même du Duce. Les images diffusées par Mussolini lui-même et relayées par ses confidents, biographes ou hagiographes, italiens (Margherita Sarfatti) ou étrangers (Yvon De Begnac ou Emil Ludwig) sont nuancées par des portraits plus critiques émanant de ses adversaires, mais aussi de ses collaborateurs, tous fasciné par le personnage : «loin dêtre un seul bloc et toujours égale, la personnalité de Mussolini apparaît double, révélant des défauts qui furent perçus de façon croissante avec lâge. Cependant pour tous, afin de reprendre la formule utilisée par Giovanni Giuriati, Mussolini fut un être dexception» (p.153). Dans ce jeu de regards croisés, cest un portrait cubiste du Duce qui se dessine, conforme en cela au titre même de la collection. Revenant longuement sur le mythe romagnol, Didier Musiedlak élargit son analyse à la production livresque de laprès fascisme pour montrer que si les années 50 furent marquées par la survivance historiographique du mythe régional, il disparut par la suite, avant de réapparaître en 1999 sous la plume de Pierre Milza.
Dans un second temps, cest la formation culturelle et intellectuelle du Duce qui retient lattention de lauteur. Ces pages pourront sembler un peu ardues à celui qui ne goûte pas lhistoire des idées philosophiques, mais elles nen sont pas moins décisives. En effet, là où dautres, reprenant les discours circulant du vivant de Mussolini, choisissent de cultiver le mythe romagnol, Didier Musiedlak sintéresse à louverture du militant socialiste à la culture européenne à partir de son exil suisse de 1902-1904. Sil évoque linfluence de la pensée sorélienne sur le jeune exilé, cest pour nuancer les thèses de Zeev Sternhell. A linverse, il souligne le poids déterminant de la philosophie allemande, et tout particulièrement nietzschéenne dans la formation intellectuelle du jeune militant. En effet, après quelques pages consacrée à la découverte de la pensée de Marx, Didier Musiedlak précise, aux pages 214 et suivantes, les conditions dans lesquelles Mussolini rencontra la pensée de Nietzsche, et sefforce de montrer linfluence quelle exerça sur lui tout au long de sa carrière. Il procède de la même façon lorsquil sagit de clarifier la relation que le Duce entretenait avec la pensée darwinienne. Dans ces pages consacrée à «linflexion allemande» de la pensée mussolinienne, Didier Musiedlak, fort dune maîtrise très sûre de la langue allemande, double sa pratique historienne danalyses conceptuelles poussées, exercice sans doute indispensable, mais ô combien difficile. Elles permettent en tout cas délargir le spectre des références traditionnellement mobilisées lorsquil sagit de caractériser la culture politique du Duce, et de souligner quil existait bel et bien pour le Mussolini des année 1908-1909, fils de la pensée européenne, un «primat de la culture dans la formation de lélite révolutionnaire» (p.231).
Enfin, cest à la place et au rôle singuliers de Mussolini au sein du système fasciste que sintéresse Didier Musiedlak, problème particulièrement complexe étant donnés les continuels ajustements, transformations, tiraillements, affrontements, et négociations internes à la sphère politique italienne. Lauteur reprend ici des analyses développées dans sa thèse, publiée en 2003 chez Il Mulino sous le titre Lo stato fascista e la sua classe politica, 1922-1943, qui demeure inédite en français. Alors que lhistoriographie traditionnelle, fortement inspirée par les études sur la dimension charismatique du pouvoir mussolinien, reposait sur lidée que «le Duce était le maître de lEtat qui lui-même commandait au Parti», les études menées depuis une vingtaine dannées ont permis de réévaluer le rôle du Parti et de montrer quil était «la clé du dispositif de lorganisation du totalitarisme fasciste» (p.303). Didier Musiedlak reprend ces acquis mais formule surtout une interrogation nouvelle : quelles étaient les caractéristiques du mécanisme décisionnel au sein de lappareil dEtat ? Alors même que cette question a été posée depuis longtemps dans le cas de lAllemagne nazie, mais aussi de lUnion soviétique stalinienne, et qu'il a donné lieu à de vifs débats, elle na que trop rarement été abordée par les historiens du fascisme plus enclins à se pencher sur la personnalité de Mussolini. Les analyses de Musiedlak, toujours nuancées, conduisent à borner lautonomie décisionnelle dont put jouir le Duce, contraint de prendre en compte le cadre juridique, et les aspirations souvent contradictoires du parti, de la vieille classe politique libérale, de ladministration
Ce Mussolini nest donc pas une biographie, au sens traditionnel du terme, mais bien plutôt une mise au point historiographique et une étude ouvrant des perspectives nouvelles sur la compréhension du régime fasciste. De ce point de vue, cet ouvrage, particulièrement dense, séduira les bons connaisseurs du Ventennio nero, désireux de se familiariser avec les dynamiques historiographiques les plus contemporaines, mais il permettra également aux non-initiés de découvrir la complexité des problèmes dinterprétation posés par le fascisme.
Raphaël Muller ( Mis en ligne le 16/06/2005 ) Imprimer
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