Roland Dorgelès Je t'écris de la tranchée - Correspondance de guerre 1914-1917 Albin Michel 2003 / 20 € - 131 ffr. / 343 pages ISBN : 2-226-14187-1 FORMAT : 15x23 cm
Présenté par Micheline Dupray et Frédéric Rousseau.
L'auteur du compte rendu: Agrégé et docteur en histoire, Jean-Noël Grandhomme est l'auteur d'une thèse, "Le Général Berthelot et l'action de la France en Roumanie et en Russie méridionale, 1916-1918" (SHAT, 1999). Il est actuellement PRAG en histoire contemporaine à l'université "Marc Bloch" Strasbourg II.
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Lauteur des Croix de bois ne sétait pas révélé tout entier dans son roman culte, comme le montre la publication scientifique de sa correspondance de la guerre 1914-1918. Introduite et annotée par Micheline Dupray (auteur en 2000 dune biographie de lécrivain, également parue chez Albin Michel) et par Frédéric Rousseau (maître de conférences à luniversité Montpellier III, spécialiste de lhistoire des combattants de la guerre de 1914-1918 et exégète des témoignages quils ont laissés), cette correspondance révèle surtout un Dorgelès amoureux. Lélue de son cur, Madeleine Borgeaud, dite «Mado» (quil appelle aussi sa «grande» ou «Bibi»), ne peut cependant prétendre à lexclusivité de son amour puisquelle doit le partager avec une maîtresse plus exigeante encore : la France. Deux fois réformé, Dorgelès sengage en août 1914, délaissant ainsi Mado, qui finira par le quitter en 1917, tout en continuant à lui porter une grande affection. La seconde destinataire de ces lettres nest autre que la mère de lécrivain.
Cette correspondance dont seul un versant a été conservé (les lettres des deux femmes ont disparu), ce qui représente tout de même 270 lettres et cartes nous dépeint la rude vie du poilu dans la tranchée, le choc ressenti par lune des figures de la bohème parisienne au contact des réalités du front, mais ce qui est beaucoup plus rare elle nous révèle également sa détresse morale. Peu à peu délaissé par celle quil aime, le combattant souffre. «Pas drôle le mardi gras ici», écrit-il le 16 février 1915, sans se douter quà quelques dizaines de kilomètres de là, Mado danse à en casser le talon de sa chaussure et flirte avec quelque «embusqué». Cette journée comptera beaucoup dans leur rupture. Seules quelques rares études et bien sûr Le Diable au corps ont avant cet ouvrage évoqué ces soupçons, cette distance entre lexistence de larrière et le front, entre les femmes restées dans le monde familier et les hommes passés dans un autre univers. Cette vaste occasion quest la guerre fait beaucoup de larrons et de «larrones». Les ruptures de fiançailles, les divorces sont légions après 1918. Le conflit a changé les rapports entre les sexes. Par là, létude de cette correspondance sinscrit pleinement dans la tendance actuelle de «lhistoire des genres».
De dépit, Dorgelès se réfugie plus que jamais dans lécriture et en ce sens nous pouvons remercier Mado ! Lamour que lui portent sa mère et sa sur, Line (qui nhésite pas à venir le voir au front, contrairement à sa «grande») lui permet de surmonter sa douleur. A ce propos, F. Rousseau se livre à juste titre à un développement sur la triste condition des parents au cours de cette guerre de cinquante-deux mois. Jamais dans lhistoire de lhumanité autant de pères et de mères nauront enterré leurs enfants (le plus souvent dailleurs sans être présents aux funérailles, quand il y en eut).
Cette blessure infligée par sa maîtresse, plus grave peut-être que toutes celles provoquées par les balles ou les obus, Dorgelès la gardera enfouie au plus profond de lui-même. Ravivée par le suicide de Madeleine en 1933, elle le faisait encore souffrir en 1972, lorsque, âgé de 87 ans, il évoqua cette passion singulière à la télévision. De son côté, «Bibi» ne se débarrassa jamais des lettres de son ancien amant, ce qui a permis cette publication particulièrement émouvante. Combien dautres poilus, qui nont pas eu le talent dun Dorgelès, auraient-ils pu nous raconter de semblables tortures intérieures ?
Jean-Noël Grandhomme ( Mis en ligne le 28/01/2004 ) Imprimer
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