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Littérature -> Romans & Nouvelles |
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Alessandro de Roma, nouveau maître du soupçon | | | Alessandro de Roma La Fin des jours Gallimard - Du Monde Entier 2012 / 22 € - 144.1 ffr. / 306 pages ISBN : 978-2-07-012601-9 FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm
Pascal Leclercq (Traducteur) Imprimer
Il est un fait certain : cest en temps de crise que peut surgir la meilleure littérature. Les années 1930 demeurent emblématiques de ce constat, du moins pour la civilisation occidentale. Combien y dénombre-t-on dauteurs qui, désertant le terrain de la création éthérée et intellectualisante, livrèrent des récits-mondes enracinés à la fois dans les besoins fondamentaux et les angoisses existentielles, bref dans la part tragique, de lhumain ?
LItalie doit aller bien mal pour avoir fait germer dans lesprit dAlessandro de Roma lintrigue de La Fin des jours. La temporalité dans laquelle sinscrit ce texte à maints égards déstabilisant est moins celle dun futur proche que dun présent dystopique, dont les aspects saillants et en somme déjà réalisés, sont portés à lextrême. De Roma se maintient pendant longtemps à hauteur de lecteur, via la transcription du journal intime de son personnage principal, avant de sélever dans une mystérieuse sphère supérieure, où les motifs et les ressorts de laction apparaissent, baignés cependant dun éclairage assez sourd pour ne pas dissiper le malaise quinstille leur compréhension.
À la lecture des pages que rédige assidûment le Turinois Giovanni Ceresa, on saisit que le protagoniste nécrit que pour maintenir un état de vigilance mémorielle suffisant à contrer la terrible maladie, dorigine inconnue, qui ravage la péninsule. Lépidémie mine les esprits davantage que les corps, la population survit en effet comme en état de léthargie cérébrale, amnésique, désensibilisée, «a-conscientisée». Les problèmes corollaires se font rapidement ressentir : le processus de décroissance économique est inéluctablement amorcé, la course à la consommation sest muée en lutte à la survie dans les rayons des magasins désertés, les classes des écoles ne sont plus guère peuplées que dadolescents caractériels et rivés au portable dont ils font un usage compulsionnel, la banlieue a reflué et transformé le centre-ville en zone de non-droit, à la merci de bandes urbaines pour qui la violence est lunique forme de dialogue. Un seul sentiment prédomine encore, par-delà tous les autres : la peur.
Giovanni Ceresa, modeste enseignant dans un lycée, sous le coup dune inexplicable immunité, est quant à lui partiellement épargné par le phénomène. Il est certes hyperémotif, parfois dune prudence excessive, néanmoins parvient-il à résister à loubli endémique qui ronge ses contemporains, au secours dune thérapeutique simple : en notant, selon une chronologie stricte, ses gestes et observations quotidiens. Cest dailleurs grâce à cet exercice que le jeune homme prend conscience dun phénomène alarmant : les vieux de son immeuble disparaissent les uns après les autres, et ils sévaporent aussi rapidement des lieux que des soucis des autres habitants. Même linamovible concierge, Mme Constanza, se souvient à peine de leur nom
La perception globale de la société dans laquelle évolue Ceresa ne nous est au départ donnée quà travers un microcosme relationnel restreint : il y a le père de Giovanni, quasiment réduit à létat de légumineuse et dont le jeune homme soccupe pourtant avec courage ; sa sur Carla, qui a rallié la secte cannibale des Apocalyptiques, dans le réseau souterrain du cimetière de la ville ; enfin, lami Winnie, sans les bons conseils et le soutien indéfectible de qui la vie serait lenfer définitivement conditionné quon imagine dans un tel contexte.
Comme cétait déjà le cas avec Vie et mort de Ludovico Lauter, le romancier nous balade longtemps dans ce qui a des allures de pur délire, paraît nous égarer, multiplie les portes dérobées et les semi-révélations sordides jusquà définitivement nous engrener dans les rouages complexes de son univers. Et là, la réussite est totale. Le plan dont son anti-héros est le jouet et qui est exposé à travers les trois «audiences» finales du roman amène de Roma à remplir la fonction ultime de lécrivain, inventée jadis par Gide : celle d«inquiéteur».
À nouveau traduit avec précision et élégance par le poète et romancier liégeois Pascal Leclercq à cet égard, un écrivain nest jamais mieux servi que par un autre , ce deuxième roman dAlessandro de Roma nous installe dans un univers bouclé de toute part, un monde étréci où chaque jour est une espèce de cachot itératif et où même les révolutions dapparence spontanées savèrent au final autant de solutions téléguidées «de plus loin». À lire en guise de dernier sursaut dintelligence, avant que la psychose climatisée nous terrasse.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 29/06/2012 ) Imprimer
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